En 1972, commence la carrière publique de Lafortune Félix, artiste anonyme qui décorait les murs de son temple dans la région de Saint-Marc. C’est Pierre Monosiet, alors directeur et conservateur au Musée d’art haïtien du collège Saint-Pierre, qui l'avait découvert. Pierre se trompait rarement. La réussite de Lafortune Félix en est une nouvelle fois la preuve. Qu’est-ce qui rendait ce personnage intéressant? Pour moi qui l’ai rencontré au tout début de sa carrière, ce qui m’avait frappé de prime abord c’était sa modestie. Il s’étonnait de savoir qu’on trouvait beau ce qu’il avait fait. Il ne se savait pas un artiste. Ce qu’il peignait sur les murs de son temple était pour lui une manière de participer au culte des lwa qu’il servait. Il ne s’agissait nullement de faire une œuvre purement décorative associée à la seule jouissance esthétique de son auteur ou d’un public. Je ne voudrais pas faire comme Selden Rodman et remonter au Trecento italien mais, en vérité, Laforture Félix ressemblait à Giotto lors de la réalisation par ce dernier des fresques de la basilique de St François à Assise. En effet, comme Giotto, Lafortune Félix a peint ses murales sans prétention aucune, sans savoir qu’il allait devenir un artiste de renom et ainsi prendre la relève d’Hector Hyppolite, le plus grand initiateur d’une nouvelle iconographie vodou. Il ne faut toutefois pas considérer Lafortune Félix comme un avatar d’Hyppolite. Il se distingue du maître à bien des points de vue. Il faut dire que Lafortune était un houngan alors que Hyppolite n'en était pas un, en tous cas selon les dires de son ami et gendre Rigaud Benoît. Ceci expliquerait peut-être le fait que la production de Lafortune Félix est exclusivement consacrée à sa religion, alors qu’Hyppolite a produit aussi tout un ensemble d’images représentant des paysages et des scènes de genre souvent centrées sur les femmes. Ceci dit, il a montré beaucoup plus d’audace au niveau de la couleur que l’a fait cet aîné qu’il n’a très probablement pas connu. Lafortune Félix est né en 1933 au Pont Sondé, Hyppolite est mort en 1948 à Port-au-Prince. Par contre, comme Hyppolite, Lafortune Félix avait un sens inné de la composition. Si l’on passe outre le sujet de certaines de ses œuvres, Lafortune Félix, quoiqu’autodidacte, a approché la composition de manière savante. Il a sûrement été guidé par une volonté de rendre son image intelligible, ce qui est précisément l’objectif de la composition. Le premier choix qu’il a fait est celui d’un support carré. Tous les éléments qui constituent ses images : les lignes et les formes ont été organisées en fonction des bords du support. Cette organisation est faite selon le cercle ou le triangle, deux figures géométriques qui, par leur symétrie, permettent de mettre en valeur le personnage principal : la divinité, rendue par une figure humaine. La divinité étant source d’équilibre de par sa situation sur l’axe central, l’artiste répartira les formes et les valeurs de part et d’autre de cet axe de manière à traduire une image à travers l’ordre divin. On pourrait dire que Lafortune Félix a été un coloriste arbitraire. Quelqu’un n’a-t-il pas dit que seul l’œil ignorant attribue une couleur déterminée et inchangeable à chaque objet. Lafortune Félix a pensé ainsi. Aussi, il n’a utilisé la couleur que pour sa force expressive. Dans son œuvre, le paysage et la nature sont toujours accessoires et il leur donne les couleurs qu’il juge covenables. Ainsi, loin de vouloir objectiver le subjectif, il a voulu subjectiver l’objectif. Son sujet n’est pas recherché dans le monde extérieur mais plutôt dans un monde intérieur. Ainsi, sentiments et idées ont toujours été le point de départ de son art. L’iconographie de Lafortune Félix est alors forcément très personnel. Ne pas tenir compte de la manière dont l’artiste a approché l’œuvre dans sa forme rend difficile, sinon impossible, sa compréhension. C’est ce qu’a avoué Jean Marie Drot, écrivain et cinéaste qui a accompagné André Malraux en Haïti et qui s’est passionné pour la peinture haïtienne. «J’avoue, avait-t-il dit, être dans l’impossibilité de déchiffrer les œuvres de Lafortune Félix dont je ne peux tirer qu’un plaisir purement esthétique, mais immense». Lafortune Félix est mort, Haïti a perdu un de ses grands peintres.

Auteur Gérald Alexis